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FUMÉE ET LA FEMME
Saule s’imaginait pouvoir démasquer Fumée dans n’importe quelle foule. Il s’agissait d’un drôle de phénomène : tout petit, maigre et ridé, il donnait l’impression d’avoir été enduit de brou de noix sur une partie du corps seulement – il conservait des taches roses sur le dos des mains, un bras et une joue –, ou peut-être l’avait-on aspergé d’un acide qui avait décoloré sa peau.
Fumée n’avait rien fait contre Saule. Pas encore. Mais Saule ne l’aimait pas. Lame, apparemment, n’avait pas d’opinion bien arrêtée sur lui. Mais Lame semblait ne se soucier d’à peu près personne. Quant à Cordy Mather, il disait réserver son jugement. Saule ne soufflait mot de son aversion parce que Fumée était ce qu’il était et parce qu’il servait la Femme.
La Femme les attendait aussi. Elle avait la peau plus foncée que Fumée et que tout le monde en ville, autant que Saule ait pu s’en rendre compte. Elle avait dans le visage un je ne sais quoi de rosse qui mettait mal à l’aise. Elle était de taille moyenne pour une femme taglienne, autrement dit pas très grande selon les critères de Cygne. Hormis son attitude autoritaire, rien ne la singularisait. Elle n’était pas mieux vêtue que les vieilles femmes que Saule voyait dans les rues. Les corneilles, comme les appelait Cordy. Toujours emmitouflées de noir, comme les vieilles paysannes qu’ils avaient vues dans les provinces des Cités Joyaux lors de leur voyage pour venir ici.
Ils n’avaient pas réussi à découvrir son identité, mais assurément la Femme était quelqu’un. Elle avait ses entrées au palais du Prahbrindrah, tout là-haut. Fumée travaillait pour elle. Une femme ordinaire n’a pas de sorcier à sa solde. En outre, tous les deux agissaient comme des personnalités cherchant à se fondre dans la masse. On aurait dit qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre pour passer inaperçus.
Le rendez-vous avait été fixé dans une maison, chez quelqu’un. Quelqu’un d’important, mais Saule n’avait pas pu deviner qui. Héritage et droit du sang n’avaient pas cours à Taglios. Tout était réglé de façon stricte en vertu de l’affiliation religieuse.
Il est entré dans la pièce où ils attendaient, a pris une chaise. Il entendait leur faire comprendre qu’il n’était pas du genre à rappliquer servilement chaque fois qu’on le sonnerait.
Cordy et Lame se montraient plus circonspects. Cordy s’est crispé quand Saule a déclaré : « Lame m’a appris que vous gambergez parce que Fumée fait des cauchemars ? Ou halluciné, peut-être ?
— Vous savez très bien pourquoi vous nous intéressez, monsieur Cygne. Taglios et sa province sont pacifiques depuis des siècles. La guerre est un art oublié. Une pratique dont le souvenir même s’étiole. Nos voisins ont été, à notre instar, traumatisés par le passage…
— Elle cause taglien ? a demandé Saule à Fumée.
— Soit, monsieur Cygne. » Saule a entrevu une étincelle de malice dans les yeux de la Femme. « Les compagnies franches ont foutu une telle panique dans le pays que pendant les trois siècles qui ont suivi la simple vue d’une épée faisait vomir tout le monde de trouille.
— Ouais. » Cygne a gloussé. « Comme ça, on va se comprendre. De quoi s’agit-il ?
— Nous avons besoin d’aide, monsieur Cygne. »
Saule a réfléchi. « Voyons, d’après ce que j’ai entendu, il y a soixante-quinze ou cent ans, les gens se sont remis à certains jeux. Concours de tir à l’arc et autres. Mais jamais d’affrontement. Et puis voilà que les Maîtres d’Ombres s’emparent de Tragevec et Kiaulune qu’ils rebaptisent Pénombre et Obombre.
— Kiaulune signifie “Porte de l’Ombre” », a précisé Fumée. Sa voix était à l’image de sa peau : semée d’anomalies. Comme des grincements. Saule en avait le poil hérissé. « C’est pratiquement la même chose, oui. Ils sont venus. Et comme Kina dans la légende, ils ont libéré le savoir mauvais. En l’occurrence, la façon de mener la guerre.
— Et aussitôt, ils ont commencé à se tailler un empire. Et sans ce problème à Obombre, sans cette zizanie entre eux, ils seraient déjà ici depuis quinze ans. Je suis au courant. Je me suis rancardé depuis que vous autres avez commencé à nous tarabuster.
— Et ?
— Alors, pendant quinze ans, vous saviez qu’ils se pointeraient un jour. Pendant quinze ans, vous n’avez pas levé le petit doigt. Et d’un coup, maintenant que ça se précise, vous voulez choper trois types dans la rue et les forcer à trouver le moyen de réaliser un miracle. Désolé, ma sœur. Ça ne prendra pas avec Saule Cygne. Votre magicien, c’est lui. C’est le vieux Fumée qu’il faut convaincre de sortir des oiseaux de son chapeau.
— Nous n’attendons pas de miracle, monsieur Cygne. Le miracle s’est accompli. Fumée l’a rêvé. Ce que nous voulons, c’est gagner du temps pour qu’il puisse prendre tout son effet. »
Saule a émis un grognement.
« Notre situation est désespérée, nous en sommes conscients, monsieur Cygne. Nous gardons un œil lucide sur la situation depuis que les Maîtres d’Ombres sont apparus. Nous n’avons pas joué les autruches, mais agi avec pragmatisme étant donné le contexte culturel. Nous avons encouragé le peuple à accepter l’idée que ce serait un haut fait que de repousser l’assaut quand il se produira.
— Et le peuple marche, a dit Lame. Ils sont prêts à affronter la mort.
— C’est bien tout ce qu’ils pourront faire, a dit Saule. Mourir.
— Pourquoi ? a demandé la Femme.
— Aucune organisation », a rétorqué Cordy. Le penseur de la bande. « Mais il ne sera pas possible d’en mettre une sur pied. Aucune des castes dominantes n’acceptera de se soumettre aux consignes d’une de ses rivales.
— Exactement. Les antagonismes religieux empêchent de lever une armée. Trois armées, peut-être. Mais alors les prêtres dirigeants seraient tentés de les utiliser pour damer le pion à leurs rivaux ici même.
— Il faudrait incendier les temples et étrangler les prêtres, a grommelé Lame.
— Un point de vue que mon frère exprime souvent, a dit la Femme. Fumée et moi pensons que le peuple pourrait suivre des étrangers compétents qui ne seraient membres d’aucune faction.
— Quoi ? Vous voulez me nommer général ? »
Cordy a éclaté de rire. « Saule, si les dieux avaient de toi ne serait-ce que la moitié de l’estime que tu te portes, tu serais le roi du monde. Tu te prends pour le miracle que Fumée a vu en rêve ? Ils ne te nommeront pas général. Pas réellement. Ou alors ce sera une feinte, pour gagner un peu de temps.
— Quoi ?
— Qui répète à qui veut l’entendre qu’il n’a passé que deux mois dans l’armée et qu’il n’y a même pas appris à marcher au pas ?
— Ouais. » Saule a réfléchi une minute. « Je crois que je vois.
— À vrai dire, vous serez tous les trois nos généraux, a expliqué la Femme. Et nous nous reposerons plus particulièrement sur l’expérience pratique de monsieur Mather. Mais je laisse Fumée vous donner le fin mot.
— Nous devons gagner du temps, a déclaré le sorcier en écho. Beaucoup de temps. D’ici peu, Ombre-de-Lune va envoyer une ligue de cinq mille hommes pour envahir Taglios. Il faut éviter la défaite. Et si possible battre cette armée.
— On peut toujours rêver.
— Êtes-vous prêts à payer le prix ? » a demandé Cordy. Comme s’il jugeait le projet réalisable.
« On paiera le prix, a affirmé la Femme. Quel qu’il soit. »
Saule a gardé les yeux rivés sur elle un moment, puis a laissé échapper la question qui lui brûlait les lèvres : « Mais, sacrénom, vous êtes qui, madame ? À lancer des projets et des promesses ?
— Je suis la Radisha Drah, monsieur Cygne.
— Sainte merde, a balbutié Saule. La grande sœur du prince. » Celle qui, selon d’aucuns, exerçait véritablement le pouvoir dans le pays. « Ben ça, je me doutais que vous étiez quelqu’un, mais…» L’annonce l’avait ébranlé jusqu’aux ongles d’orteils. Pourtant Saule Cygne n’aurait pas été lui-même s’il ne s’était pas renfoncé dans son fauteuil tranquillement, mains sur le ventre, avec un large sourire, et s’il n’avait pas demandé : « Et concrètement, qu’est-ce qu’on va gagner dans l’affaire ? »